COMPRENDRE LA COMPLEXITE ANIMALE
Le vivant est complexe [1]. Les premiers êtres unicellulaires, déjà complexes, se sont associés pour former des organismes encore plus complexes, les animaux et les plantes. Les plantes ont formé des communautés multi spécifiques dont on ne découvre que maintenant la complexité des associations. Les animaux ont formé des sociétés dont les mécanismes de fonctionnement sont tous aussi divers et variés [2,3]. Au sein de ces sociétés animales, l’homme et les fourmis présentent une complexité incroyable et parfaite, faisant de ces deux taxons les plus représentés sur Terre et pourtant avec des règles de fonctionnement totalement différentes. Sous l’action de la sélection naturelle, des règles universelles se retrouvent dans ces différents niveaux de complexité : de la cellule, à l’animal, à la société [1]. Les associations entre ces entités sont souvent autoorganisées et se font sous forme de réseaux ayant des propriétés communes (modularité, invariant d’échelle ou scale-free), telles les associations entre les molécules [4], entre les neurones [5], entre les membres d’un groupe de hyènes ou de macaques [6]. Enfin l’organisation, la conformation et la production d’éléments à ces différents niveaux d’organisation sont aussi régies par des règles pouvant être définies sous forme de fractales [7]. La fractalité qualifie un objet mathématique tel une courbe ou une surface dont la structure est invariante par changement d’échelle. Une fractale contient ainsi des subdivisions bien définies de structures dans une hiérarchie d’échelles ordonnées, de la taille de l’objet (échelle la plus grande à la plus petite). Avant son introduction par Benoît Mandelbrot en 1977, les scientifiques montraient des difficultés à caractériser mathématiquement des phénomènes naturels en utilisant la géométrie euclidienne. Il existe en effet beaucoup de structures fractales dans notre environnement même si elles ne sont qu’approximatives. Nous-mêmes, humains, contenons des éléments fractals, c’est par exemple le cas de nos voies aériennes ou encore de notre système nerveux. Ces structures, subdivisions des bronches ou des veines, sont comparables mathématiquement à la subdivision des branches d’un arbre, des routes de fourragement de fourmis ou à la formation de cristaux [8]. Des études scientifiques ont montré que nous reconnaissons et réagissons positivement aux structures fractales car nos corps ont ceci en commun avec d’autres organismes vivants (animaux et végétaux). Cette similitude nous lie cognitivement aux structures qui suivent les mêmes principes géométriques comme les paysages. De ce fait, nous réagissons mal aux structures qui ne sont pas fractales. Cette gêne se produit parce que leur minimalisme contredit les structures et les motifs fractals des environnements naturels que nous habitons. Ainsi, notre environnement visuel peut affecter notre bien-être et notre santé.
Cette fractalité, spatiale ou temporelle, est aussi retrouvée dans le comportement des animaux et mise en lien avec l’efficience ou l’optimalité des comportements [9–11]. C’est-à-dire que des patterns comportementaux – pouvant générer ou être expliqués sous forme de fractales – auraient été sélectionnés au cours de l’évolution et augmenteraient la valeur sélective ou fitness des animaux les présentant. La santé et le stress des animaux sont mis par exemple en lien avec la fractalité (diversité et stochasticité de leur comportement) [10] ; dans le cas contraire apparaissent des stéréotypies. Les marches aléatoires (fractalité spatiale) sont les plus fondamentaux des processus stochastiques retrouvés dans les phénomènes de diffusion (d’information ou de maladie) [12,13], d’interaction et d’opinion (décision collective) [14,15] chez les animaux dont les humains. Il est vrai qu’il y a un monde, un écart à nos yeux humains entre le comportement simple observé par exemple chez l’oursin et le comportement complexe des grands singes, si voisin du nôtre que sa traduction devient presque inévitablement anthropomorphique, d’où une certaine prudence à avoir dans l’interprétation des comportements. Pourtant cette complexité de type fractale a été retrouvée chez de nombreuses espèces : dans le vol des mouches, dans les déplacements des goélands et des manchots, dans les activités comportementales des macaques, dans le dessin de chimpanzés et d’humains, dans la recherche collective de nourriture des fourmis, dans les réseaux d’interactions de communautés d’insectes ou de mammifères. Mes recherches consistent à comprendre la complexité des comportements individuels et sociaux (ou collectifs) de plusieurs espèces animales et d’analyser leur fractalité.
Ma recherche se décline en deux axes majeurs et deux sous axes permettant de comprendre à différents niveaux de fonctionnalité la complexité des comportements : au niveau individuel par l’étude des mouvements des animaux et des dessins de primates humains et non humains ; au niveau collectif par l’étude des réseaux sociaux et des décisions collectives.
Références
1. Oltvai, Z.N. and Barabási, A.-L. (2002) Life’s Complexity Pyramid. Science 298, 763–764
2. Fischer, J. et al. (2017) Quantifying social complexity. Animal Behaviour 130, 57–66
3. Kappeler, P.M. et al. (2019) Social complexity: patterns, processes, and evolution. Behav Ecol Sociobiol 73, 5
4. Ravasz, E. et al. (2002) Hierarchical organization of modularity in metabolic networks. science 297, 1551–1555
5. Clune, J. et al. (2013) The evolutionary origins of modularity. Proc. R. Soc. B 280, 20122863
6. Newman, M.E.J. (2006) Modularity and community structure in networks. PNAS 103, 8577–8582
7. Mandelbrot, B.B. (1980) Fractal aspects of the iteration of z→ Λz (1‐z) for complex Λ and z. Annals of the New York Academy of Sciences 357, 249–259
8. Camazine, S. et al. (2020) Self-organization in biological systems, Princeton university press
9. Edwards, A. et al. (2007) Revisiting Levy flight search patterns of wandering albatrosses, bumblebees and deer. NATURE 449, 1044-U5
10. MacIntosh, A.J.J. et al. (2011) Fractal analysis of behaviour in a wild primate: behavioural complexity in health and disease. Journal of The Royal Society Interface DOI: 10.1098/rsif.2011.0049
11. Hill, R.A. et al. (2008) Network scaling reveals consistent fractal pattern in hierarchical mammalian societies. Biology letters 4, 748–751
12. Solomon, T.H. et al. (1993) Observation of anomalous diffusion and Lévy flights in a two-dimensional rotating flow. Phys. Rev. Lett. 71, 3975
13. Sueur, C. et al. (2012) Fast and accurate decisions as a result of scale-free network properties in two primate species. in Lecture Notes in Computer Science
14. Tavares, G. et al. (2017) The Attentional Drift Diffusion Model of Simple Perceptual Decision-Making. Front. Neurosci. 11
15. Barabasi, A.-L. et al. (2003) Scale-Free and Hierarchical Structures in Complex Networks. in MODELING OF COMPLEX SYSTEMS: Seventh Granada Lectures, Granada (Spain), 661, pp. 1–16
Cédric Sueur est Maître de Conférences à l’Université de Strasbourg et membre de l’Institut Universitaire de France. Cédric Sueur est éthologue et primatologue, co-responsable du Master Éthique animale et co-responsable du master Ecologie Ecophysiologie et Éthologie. Cédric Sueur travaille sur les décisions collectives et les réseaux sociaux, humains et non humains. Il est responsable du GDR Resodiv et responsable du projet international (IRP) Comp²A (Complexité des comportements animaux). Il est membre du conseil scientifique du GIS FC3R, membre nommé du comité national pour la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques. Il a obtenu plusieurs prix pour ces recherches (Prix 2013 Jeune Chercheur de la Société Française d’Étude de Comportement Animal ; Prix de Thèse de la Société de Biologie de Strasbourg ; Prix Le Monde de la Recherche universitaire). Il est également membre de l’Institut des Études Avancées à l’Université de Strasbourg et lauréat du Prix Wetrems de l’Académie Royale des Sciences de Belgique.
Retrouvez l’ensemble de son profil académique sur son site internet: Cédric Sueur